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 Scoutisme de Baden-Powell 

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La course du printemps

L'Homme à l'Homme! Criez le défi par la Jungle!

Celui qui fut notre frère s'en va.

Écoute et juge donc, ô Peuple de la Jungle,

Dis, qui l'attarde — ou qui l'arrêtera?

L'Homme à l'Homme! Il est là qui pleure dans la Jungle :

Notre frère, son coeur lourd de maux inconnus!

L'Homme à l'Homme! (Ah! combien nous l'aimions dans la Jungle!)

Voici sa piste, hélas! où nous ne suivrons plus.

Deux ans après la grande bataille de Chien Rouge et la mort d'Akela, Mowgli devait compter presque dix-sept ans. Il paraissait davantage, car les exercices violents, la nourriture succulente, et les bains à la moindre occasion de chaleur ou de poussière, lui avaient donné une force et une croissance bien au-dessus de son âge. Il pouvait se balancer d'une main à une branche haute pendant une demi-heure de suite, à l'occasion, le long des routes d'arbres. Il pouvait arrêter un jeune daim en plein galop, l'empoigner par les cornes et le jeter de côté. Il pouvait même culbuter les gros sangliers bleus qui habitaient les Marais du Nord. Le Peuple de la Jungle, habitué à le craindre pour son intelligence, le redoutait maintenant pour sa seule force; et, lorsqu'il vaquait tranquillement à ses affaires, le murmure avant-coureur de son arrivée suffisait à déblayer les sentiers des bois. Cependant ses yeux n'avaient pas perdu la douceur de leur regard. Même au fort d'un combat ils ne flamboyaient jamais comme ceux de Bagheera; ils prenaient seulement un air d'intérêt et de surexcitation croissante, et c'était une des choses que Bagheera elle-même ne comprenait pas.

Elle questionna à ce sujet Mowgli, et le garçon se mit à rire en disant :

Mowgli la regarda nonchalamment par-dessus ses longs cils, et, comme toujours, la tête de la Panthère s'inclina. Bagheera reconnaissait son maître.

Ils étaient couchés à l'écart, très haut, sur le flanc d'une colline qui dominait la Waingunga, et les brumes du matin s'étendaient au-dessous d'eux en bandes blanches et vertes. À mesure que le soleil montait elles devinrent les flots bouillonnants d'une mer de pourpre et d'or, puis fouettées de lumière, s'évanouirent, tandis que les rayons venaient obliquement zébrer les gazons desséchés sur lesquels reposaient Mowgli et Bagheera. C'était la fin de la saison fraîche, les feuilles et les arbres paraissaient vieux et fanés, et l'on entendait un bruissement accompagné d'un tic-tac saccadé lorsque le vent soufflait. Une petite feuille tapotait furieusement contre une branche, comme fait une feuille isolée dans un courant d'air. Elle réveilla Bagheera, qui flaira l'air matinal d'un reniflement creux et profond, se jeta sur le dos et se mit à donner des coups de pattes en l'air, dans la direction de la feuille qui dansait au-dessus.

Il y avait dans la voix un traînement singulier, qui fit se retourner Mowgli pour voir si par hasard la Panthère Noire se moquait de lui. La Jungle, en effet, est pleine de mots qui sonnent d'une manière et s'expliquent d'une autre.

Mowgli assis, les coudes sur les genoux, regardait à travers la vallée la lumière naissante du jour. Quelque part au-dessous, dans les bois, un oiseau essayait, d'une voix de flûte enrouée, les premières notes de sa chanson printanière. Ce n'était qu'une esquisse du bruyant appel en cascade qu'il lancerait bientôt à plein gosier, mais Bagheera l'entendit.

Et elle se mit à filer et à roucouler, en s'écoutant et s'interrompant d'un air de moins en moins satisfait.

Mowgli parlait sur un ton rageur.

La mauvaise humeur de Mowgli semblait s'être évaporée. Il s'étendit sur le dos, les bras sous la tête, les yeux clos.

La Panthère se recoucha, en poussant un soupir, car elle entendait Ferao étudier et recommencer de plus belle sa chanson pour le Temps du Nouveau Parler, comme ils disaient.

Dans la Jungle indienne les saisons glissent de l'une à l'autre presque sans transition. Il semble qu'il n'y en ait que deux — la saison des Pluies et la saison sèche — mais, à regarder attentivement, vous vous apercevez que, sous les torrents de pluies, les nuages de poussière et les verdures torréfiées, on peut les découvrir toutes quatre se succédant selon leur ordre accoutumé. Le Printemps est la plus merveilleuse, parce que sa besogne n'est pas d'habiller de fleurs nouvelles des champs dépouillés et nus, mais de chasser devant lui, d'écarter un tas de choses à moitié vertes, qui s'attachent, ne veulent pas mourir, et que le doux hiver a laissées vivre, et de faire en sorte que la terre caduque, à demi vêtue, se sente neuve et jeune une fois de plus. Et cette tâche, il l'accomplit si bien qu'il n'est pas de printemps au monde comparable à celui de la Jungle.

Il arrive un jour où tout paraît là, où les parfums même que charrie l'air pesant se traînent vieillis et sans force. On ne se l'explique pas, mais l'on sent ainsi. Puis vient un autre jour — en apparence rien n'a changé — où tous les parfums sont frais et délicieux, où le Peuple de la Jungle sent frissonner ses moustaches jusqu'en leurs racines, et où le poil d'hiver s'effiloche des flancs en longues mèches. Parfois alors il tombe un peu de pluie, et tous les arbres, les buissons, les bambous, les mousses et les plantes aux feuilles juteuses s'éveillent en une poussée de sève dont on croit presque entendre le bruit, un bruit sous lequel, nuit et jour, court la basse d'un faux bourdon. C'est cela, le bruit du printemps — cette vibration intense qui ne vient ni des abeilles ni des cascades, ni du vent dans les cimes, mais qui est simplement le voluptueux murmure du monde réjoui dans la tiédeur et la lumière.

Avant cette année-là Mowgli avait toujours pris plaisir aux changements de saisons. C'était lui qui, généralement, découvrait le premier Oeil-du-Printemps enfoui sous les herbes, et la première bande de ces nuages printaniers qui ne ressemblent à rien d'autre dans la Jungle. On pouvait entendre sa voix dans toutes sortes d'endroits humides pleins de fleurs et de clartés d'étoiles, renforçant le chorus des grosses grenouilles, ou moquant les petites chouettes qui huent dans les nuits blanches.

À l'exemple de ses sujets, c'était le printemps la saison où il opérait de préférence ses escapades — parcourant, pour l'unique joie de fendre en courant l'air tiède, trente, quarante ou cinquante milles entre le crépuscule et l'étoile du matin. Puis il revenait, essoufflé, riant et couronné de fleurs étranges. Les Quatre ne le suivaient pas dans ces folles randonnées à travers la Jungle, mais s'en allaient chanter des chansons avec d'autres loups. Les habitants de la Jungle sont très affairés au printemps, et Mowgli pouvait les entendre grogner, crier, siffler, selon leur espèce. Leur voix, à cette époque, diffère de celle qu'ils ont aux autres moments de l'année, et c'est une des raisons pour lesquelles on appelle le printemps le Temps du Nouveau Parler.

Mais, ce printemps-là, comme il le disait à Bagheera, il sentait en lui un coeur nouveau. Dès le jour où il avait vu les rejetons du bambou tourner au brun tacheté, il s'était mis à attendre le matin où changeraient les parfums. Mais lorsque arriva ce matin-là, quand Mor, le Paon, éblouissant de bronze, d'azur et d'or, l'eut proclamé très haut le long des bois embrumés, et que Mowgli ouvrit la bouche pour reprendre le cri, les mots s'étranglèrent dans sa gorge, et il se sentit envahi du bout des pieds à la racine des cheveux par une sensation de misère profonde, au point qu'il s'examina scrupuleusement pour voir s'il n'avait pas marché sur une épine. Mor cria les nouveaux parfums; les autres oiseaux reprirent l'appel; et, du côté des rochers de la Waingunga, Mowgli entendait la voix rauque de Bagheera — quelque chose entre le cri d'un aigle et le hennissement d'un cheval. Des piaillements, une fuite de bandar-log, secouèrent les bourgeons des branches au-dessus de Mowgli qui restait là, debout, sa poitrine gonflée, pour répondre à Mor, se contractant à mesure que, chassé par cette misère envahissante, l'air, à petits souffles, s'en échappait.

Il regarda autour de lui, mais il ne vit rien que les bandar-log fuyant à travers les arbres, et Mor, la queue déployée en toute sa splendeur, qui dansait au-dessous, sur les pentes.

Une légère averse de printemps — une pluie d'éléphant, comme ils l'appellent — tomba à travers la Jungle sur un cercle d'un demi-mille, laissa derrière elle les jeunes feuilles mouillées qui dansaient en s'égouttant, et s'évanouit dans un double arc-en-ciel et un léger roulement de tonnerre. Le bourdonnement du printemps éclata pendant une minute, puis se tut; mais tous les habitants de la Jungle semblèrent donner de la voix en même temps — tous — sauf Mowgli.

Il appela, mais pas un des Quatre ne répondit. Ils étaient loin, hors de portée de voix, en train de reprendre les chansons du printemps — La Chanson de la Lune et La Chanson du Sambhur — en compagnie des loups du Clan : car, au printemps, les habitants de la Jungle ne font guère de différence entre le jour et la nuit. Il lança l'aboiement impérieux de l'appel familier, et ne reçut pour réponse que le miaou moqueur du petit chat sauvage moucheté, qui se glissait parmi les branches à la recherche de nids précoces. Alors il trembla tout entier de rage, et tira à demi son couteau. Puis il prit un air hautain, bien qu'il n'y eût là personne pour le voir, et descendit à grands pas sévères le flanc de la montagne, le menton en l'air et les sourcils froncés. Mais personne de son peuple ne lui fit de question, tant ils étaient tous occupés à leurs propres affaires.

Deux jeunes loups du Clan descendaient un sentier au petit galop, à la recherche d'un terrain libre pour se battre. (On se rappelle que la Loi de la Jungle défend le duel en vue du Clan.) Ils avaient les poils du cou aussi raides que des fils de fer, et ils aboyaient furieusement, en rampant l'un vers l'autre, chacun guettant l'avantage du premier coup de dent.

Mowgli ne fit qu'un bond, saisit de chaque main les gorges tendues, comptant bien terrasser les deux bêtes, comme il avait fait maintes fois par jeu ou dans les chasses du Clan. Mais jamais encore il n'était intervenu dans un duel de printemps. Les deux loups s'élancèrent en avant, le jetèrent de côté si violemment qu'il tomba, et, sans mots inutiles, roulèrent étroitement enlacés.

Mowgli s'était remis sur pied presque avant de tomber, son couteau nu, comme ses dents blanches; et à cette minute il les eût tués tous deux, sans motif, simplement parce qu'ils se battaient alors qu'il les voulait en paix, bien que la loi confère plein droit à tous les loups de se battre librement. Il dansa autour d'eux, les épaules ramassées, et la main frémissante prête à lancer un double coup de pointe, aussitôt tombée la première fièvre de l'assaut; mais, pendant qu'il attendait, la force parut abandonner son corps, la pointe du couteau s'abaissa, il le remit dans sa gaine, et resta là.

La lutte continua jusqu'à ce que l'un des loups s'enfuît, et Mowgli demeurait assis tout seul sur l'herbe foulée et sanglante, promenant ses regards de son couteau à ses jambes, et de ses jambes à ses bras, tandis que cette sensation de misère, jusqu'alors inconnue, l'inondait comme l'eau couvre un tronc d'arbre flottant.

Il tua de bonne heure, ce soir-là, et mangea peu, afin d'être bien en point pour sa course de printemps; et il mangea seul, car tout le Peuple de la Jungle était au loin, à chanter et se battre. C'était une de ces admirables nuits blanches, comme ils les appellent. Toutes les verdures semblaient avoir pris un mois de croissance depuis le matin. Telle branche, qui portait des feuilles jaunes le jour précédent, laissait couler la sève quand Mowgli la cassait. Les mousses, épaisses et chaudes, frisaient sous ses pieds; l'herbe jeune ne coupait pas encore; et toutes les voix de la Jungle grondaient comme une corde basse de harpe qu'aurait touchée la lune — la pleine lune du Nouveau Parler, qui éclaboussait du flot de sa lumière la roche et l'étang, glissait entre le tronc de l'arbre et la liane, et filtrait au travers des millions de feuilles. Malheureux comme il était, Mowgli chantait tout haut de ravissement, en se mettant en route. Sa marche ressemblait plus au vol d'un grand oiseau qu'à autre chose, car il avait choisi la longue rampe descendante qui mène aux Marais du Nord par le coeur même de la maîtresse Jungle, où le sol élastique amortissait le bruit de ses pas. Un homme élevé parmi les hommes ne s'y fût frayé un chemin qu'en trébuchant à chaque pas dans le clair de lune trompeur, mais les muscles de Mowgli, entraînés par des années d'exercice, l'emportaient comme une plume. Quand une souche pourrie ou une pierre invisible tournaient sous son pied, il se remettait d'aplomb sans jamais ralentir, sans effort, inconsciemment. Lorsqu'il était fatigué de courir sur le sol, il saisissait des mains, à la façon des singes, la liane la plus proche, et semblait flotter plutôt que grimper vers les branches minces d'où il faisait route par les cimes, jusqu'à ce qu'au gré d'un nouveau caprice il se lançât, décrivant une longue courbe descendante parmi les feuillages, et reprît pied sur le sol. Il y avait des creux chauds et silencieux, entourés de roches humides, où il pouvait à peine respirer, tant y pesaient les parfums des fleurs nocturnes et des boutons qui s'ouvraient le long des lianes; des avenues sombres où le clair de lune dormait en bandes de lumière aussi régulièrement tracées qu'un dallage de marbre dans une nef d'église; des fourrés humides où les jeunes pousses lui montaient à mi-corps et nouaient leurs rameaux autour de sa taille; et des faîtes de collines couronnées de roches brisées, où il sautait de pierre en pierre par-dessus les terriers des petits renards effarés. Parfois il entendait, très loin, le chug-drug affaibli d'un porc sauvage en train d'aiguiser ses défenses sur une souche; et, quelque temps après, il arrivait sur la grosse brute solitaire en train de labourer et de lacérer l'écorce rouge d'un arbre, l'écume au groin et les yeux comme deux flammes. Ou bien il faisait un détour en entendant cliqueter des cornes parmi des grognements sifflants, et dépassait un groupe de sambhurs furieux qui zigzaguaient çà et là, têtes basses, tigrés de sang que noircissait le clair de lune. Ou bien encore, dans les rapides d'un gué, il entendait Jacala, le Crocodile, mugir comme un taureau; ou il dérangeait un noeud de serpents venimeux, mais ils n'avaient pas le temps de frapper qu'il était déjà loin, de l'autre côté des galets luisants, de nouveau replongé au coeur même de la Jungle.

Il courut ainsi, tantôt criant, tantôt se chantant à lui-même, le plus heureux, cette nuit-là, des êtres de la Jungle, jusqu'à ce que le parfum des fleurs l'avertît qu'il approchait des Marais, dont la région s'étendait hors du rayon de ses plus lointaines chasses.

Ici, encore, un homme élevé parmi ses semblables se serait enfoncé jusqu'au cou au bout de trois enjambées; mais les pieds de Mowgli avaient des yeux et le portaient de touffe en touffe, d'une motte branlante à une autre, sans réclamer l'aide des yeux de sa tête. Il se dirigea vers le milieu du marécage, en effarouchant les canards au passage, et s'assit sur un tronc d'arbre moussu, émergé de l'eau noire. Le marais était éveillé tout autour de lui, car, au printemps, le monde des oiseaux dort très légèrement, et, toute la nuit, leurs compagnies sillonnent l'air de leurs allées et venues. Mais personne ne prenait garde à Mowgli, assis parmi ses grands roseaux murmurant des chansons sans paroles, et qui examinait la plante dure de ses pieds bruns pour voir si, par hasard, quelque épine n'y serait pas restée. Il semblait avoir laissé derrière lui, dans sa Jungle, toute sa mélancolie, et il commençait une chanson, quand tout revint — dix fois pire qu'auparavant. Pour comble de malheur la lune se couchait.

Cette fois, Mowgli fut atterré.

Et il regarda par-dessus son épaule pour voir si Cela n'était pas debout derrière lui.

Les bruits de la nuit continuaient dans le marais, mais ni bête ni oiseau ne lui parlait, et de nouveau la sensation de misère grandit.

Il s'attendrit tellement sur lui-même qu'il pleurait presque.

Large et chaude une larme vint s'écraser sur son genou; et, tout malheureux qu'il fût, Mowgli se sentit heureux d'être à ce point malheureux, si vous pouvez comprendre cette sorte de bonheur à rebours.

Il resta un instant tranquille, réfléchissant aux derniers mots du Solitaire, que, sans doute, vous vous rappelez.

Dans son exaltation, au souvenir de la bataille sur la rive de la Waingunga, il lança les derniers mots à haute voix, et parmi les joncs une vache de buffle sauvage se leva sur les genoux, et renâcla :

Il allongeait le bras pour briser un des roseaux plumeux; mais il le laissa retomber avec un soupir. Mysa, sans s'émouvoir, continuait à ruminer, et l'herbe longue se mit à grincer à l'endroit où la Vache paissait.

Il ne put résister à la tentation de se glisser parmi les bambous jusqu'à Mysa, et de le piquer de la pointe de son couteau. Le grand Taureau ruisselant saillit hors de son trou comme un obus qui éclate, tandis que Mowgli riait à en être obligé de s'asseoir.

Mysa écumait, car personne peut-être n'a plus mauvais caractère dans la Jungle.

Mowgli le regarda pouffer et souffler, sans que changeât le regard de ses yeux. Lorsqu'il put se faire entendre à travers l'éclaboussement de la boue, il dit :

Il prit pied sur le sol grelottant qui bordait le marais, bien certain que Mysa n'en viendrait jamais à le charger sur un terrain pareil, et, tout en courant, il riait à la pensée du Taureau en colère.

Il arrondit ses mains en cornet pour la fixer.

Le marais, à sa fin, s'élargissait en une vaste plaine où scintillait une lumière. Il y avait longtemps que Mowgli ne s'était intéressé aux faits et gestes des hommes, mais, cette nuit-là, l'éclat de la Fleur Rouge l'attirait comme s'il se fût agi d'un nouveau gibier.

Oubliant qu'il n'était plus dans sa Jungle, où il pouvait faire à son gré, il foula avec insouciance l'herbe chargée de rosée, jusqu'à la hutte où brillait la lumière. Trois ou quatre chiens donnèrent de la voix, car il se trouvait sur les confins d'un village.

Il porta son doigt à sa bouche, à l'endroit où une pierre l'avait frappé des années auparavant, le jour où l'autre Clan d'Hommes l'avait chassé.

La porte de la hutte s'ouvrit, et, sur le seuil, une femme parut qui sondait l'obscurité. Un enfant pleura, et la femme dit par-dessus son épaule :

Mowgli, dans l'herbe, se mit à trembler comme pris de fièvre. Il connaissait bien cette voix, mais, pour être sûr, il appela doucement, surpris de constater avec quelle facilité la parole humaine lui revenait :

Car, vous le savez, c'était le nom que lui donna Messua la première fois qu'il vint au Clan des Hommes.

Et Mowgli, entrant d'un pas dans la zone de lumière, se trouva en face de Messua, la femme qui avait été bonne pour lui, et qu'il avait sauvée des mains des Hommes il y avait si longtemps. Elle était plus vieille, et ses cheveux étaient gris. Mais ses yeux et sa voix n'avaient pas changé. En femme qu'elle était, elle s'attendait à retrouver Mowgli comme elle l'avait laissé, et ses regards erraient avec embarras de sa poitrine à sa tête, qui touchait le haut de la porte.

Et, tombant à ses pieds :

Debout dans la lumière rouge de la lampe, grand, fort et beau, ses longs cheveux noirs balayant ses épaules, son couteau pendu à son cou, et la tête couronnée d'une guirlande de jasmin blanc, il eût pu aisément passer pour quelque divinité sauvage d'une légende des jungles. L'enfant, à moitié endormi dans un berceau, se dressa, terrifié, en poussant des cris aigus. Messua se retourna pour l'apaiser tandis que Mowgli restait immobile, contemplant du dehors les cruches, les marmites, la huche, et tous autres ustensiles humains qu'il se surprenait à reconnaître si bien.

Mowgli désignait du doigt l'enfant.

Elle prit dans ses bras l'enfant qui, oubliant sa terreur, se pencha pour jouer avec le couteau pendu sur la poitrine de Mowgli. Et Mowgli écarta les petits doigts, très doucement.

Il tremblait en recouchant l'enfant.

Mowgli sourit un peu à l'idée que quelque chose de la Jungle pût lui faire mal.

Mowgli s'assit en remuant les lèvres, la tête dans les mains. Toutes sortes de sensations étranges le parcouraient, absolument comme s'il eût été empoisonné, et il se sentait étourdi et un peu malade. Il but le lait chaud à longues gorgées, tandis que Messua lui donnait de temps en temps de petites tapes sur l'épaule, en se demandant si c'était là son fils Nathoo des jours lointains ou quelque créature merveilleuse des Jungles, mais contente toutefois de le sentir vraiment en chair et en os.

Messua eut un petit rire de bonheur. Le regard qui éclairait le visage de Mowgli suffisait à sa joie.

Mowgli tourna la tête et tâcha de se voir par-dessus son épaule musculeuse; et Messua se remit à rire si longuement que Mowgli, sans savoir pourquoi, fut forcé de rire avec elle, et l'enfant courait de l'un à l'autre en riant aussi.

Mowgli ne pouvait pas comprendre un mot sur trois de ce langage. Le lait chaud produisit sur lui son effet après une course de quarante milles; aussi, s'étant pelotonné, il dormait profondément une minute après. Messua écarta sa chevelure de ses yeux et jeta sur lui une couverture. Elle se sentait heureuse.

À la mode de la Jungle, il dormit le reste de la nuit et tout le jour suivant, car son instinct qui, lui, n'était jamais tout à fait endormi, l'avertissait qu'il n'avait rien à craindre. Il s'éveilla enfin d'un bond qui ébranla la hutte, car l'étoffe qui lui couvrait le visage l'avait fait rêver de trappes. Et il restait debout, la main sur son couteau, roulant ses yeux lourds encore de sommeil, en garde, à tout hasard.

Messua se mit à rire et posa devant lui le repas du soir. C'étaient seulement quelques grossiers gâteaux qui sentaient la fumée, un peu de riz, des conserves de tamarins acides — juste assez pour le soutenir jusqu'à ce qu'il pût abattre sa proie du soir. L'odeur de la rosée dans les marais lui donnait faim et l'agitait. Il voulait terminer sa course de printemps, mais l'enfant insistait pour rester dans ses bras, et Messua s'était mis en tête de peigner ses longs cheveux d'un noir bleu. Elle chantait, en le peignant, d'absurdes petites chansons enfantines, tantôt appelant Mowgli son fils, tantôt lui demandant de donner à l'enfant un peu de son pouvoir sur la Jungle.

Quoique la porte de la hutte fût close, Mowgli entendit un bruit qu'il connaissait bien, et vit Messua ouvrir la bouche avec une expression d'horreur, tandis qu'une grosse patte grise grattait sous la porte et que Frère Gris, au-dehors, faisait entendre un gémissement étouffé, où il y avait du repentir, de l'anxiété et de la peur.

Sur quoi la grosse patte grise disparut.

Messua s'écarta humblement — c'était bien, pensait-elle, une divinité des bois — mais comme la main du jeune homme touchait la porte, la mère qui était en elle la jeta au cou de Mowgli, qu'elle étreignit passionnément à plusieurs reprises.

L'enfant pleurait parce que l'homme au couteau brillant s'en allait.

La gorge de Mowgli pantelait comme si on en eût tiré les tendons, et il répondit d'une voix qui semblait s'en arracher de force :

Mowgli allait répondre, quand une jeune fille, vêtue d'une étoffe blanche, descendit un sentier qui venait des confins du village. Frère Gris fut hors de vue en un instant, et Mowgli recula sans bruit dans des cultures à hautes tiges. Elle était arrivée presque à portée de la main, quand les tièdes verdures se refermèrent sur le visage du jeune homme, et il disparut comme une ombre. La jeune fille jeta un cri, pensant avoir vu un esprit; puis elle poussa un profond soupir. Mowgli, derrière les chaumes qu'il écarta légèrement de ses mains, la suivit du regard jusqu'à ce qu'elle fût hors de vue.

Frère Gris garda le silence.

Lorsqu'il parla derechef, ce fut pour grogner en lui-même

C'était en courant qu'ils causaient. Frère Gris fit un temps de galop sans répondre; puis il dit, et ses bonds semblaient rythmer les paroles :

Et Mowgli suivit, pensif.

En toute autre saison l'annonce de pareille nouvelle eût attroupé toute la Jungle, les poils du cou hérissés; mais durant ces jours ils étaient absorbés en chasses, en combats, en tueries et en chansons. Frère Gris courait de l'un à l'autre, criant :

Et les bêtes, heureuses, répondaient distraitement :

Aussi lorsque Mowgli, le coeur gros, monta à travers les rochers — il se rappelait chacun d'eux — jusqu'à la place où on l'avait apporté au Clan, il ne trouva que les Quatre, Baloo, que l'âge avait rendu presque aveugle, et le lourd Kaa au sang glacé, roulé autour du siège vide d'Akela.

Les Quatre s'entre-regardèrent, puis regardèrent Mowgli, décontenancé, mais soumis.

Frère Gris et les trois autres loups grognèrent furieusement, et commencèrent :

Mais Baloo les arrêta :

Un rugissement et le bruit d'un fracas au-dessous d'eux, dans les fourrés, l'arrêtèrent court, et Bagheera parut, légère, vigoureuse, et terrible comme toujours.

Elle lécha le pied de Mowgli :

Et elle disparut d'un bond.

Au pied de la colline sa voix claire encore s'éleva, plus lente dans l'éloignement :

______

Et voilà la dernière des histoires de Mowgli.

______

LA DERNIÈRE CHANSON

Ceci est la chanson que Mowgli entendit derrière lui dans la Jungle avant d'arriver de nouveau à la porte de Messua.

BALOO

À cause des sentiers, jadis,
De moi, sage Grenouille, appris,
Pour ton vieux Baloo garde comme
La loi de Jungle ta Loi d'Homme.
Claire ou trouble, du jour ou d'hier,
Tiens-la du vouloir et du flair,
Comme tu tiens la piste étroite,
Sans regarder de gauche ou droite,
Pour l'amour de qui t'aimait mieux
Que toute chose sous les cieux.
Si ton Clan t'irrite ou te peine,
Dis-toi : Tabaqui chante en plaine.
S'ils t'ollensent : Comme autrefois
Shere Khan erre encor sous bois.
Les couteaux au vent, dans le doute
Garde la loi, passe ta route.
(Palme, racine, baie ou miel
Gardent petit de sort cruel.)
Par l'Eau, le Bois, l'Arbre et le Vent
Faveur de Jungle va devant!

KAA

La Colère est l'oeuf de la Peur —
Oeil sans paupière est le meilleur.
Venin de Cobra, nul remède,
Parler de Cobra, le sort t'aide.
Courtoisie escorte Vigueur.
Et Franc-Parler t'en fait seigneur.
Vise à distance, ne confie
Nul poids à la branche pourrie;
Jauge à ta faim chèvre ou bélier
Que l'oeil n'étouffe le gosier.
Pour dormir ensuite, secrète
Et sombre choisis ta retraite,
Crainte que des torts oubliés
N'amènent là tes meurtriers.
En tous lieux et sur toute chose
Garde flanc net et bouche close.
(Fente, trou, rive d'étang bleu,
Suis-le donc, Jungle du Milieu!)
Par l'Eau, le Bois, l'Arbre et le Vent
Faveur de Jungle va devant!

BAGHEERA

Je fus en cage et me souviens
De l'Homme et des façons des tiens.
Mais, par la Serrure Brisée,
Crains ta race! Au flair des rosées,
Sous l'étoile pâle, ne prends
Pas leur piste de chats errants.
Clan ou conseil, en chasse, au gîte,
Chacals sans pacte qu'on évite,
Qu'ils mangent ton silence quand
Ils diront : Viens, c'est le bon vent!
Jette-leur ton silence encore.
Si contre le faible on t'honore,
Laisse au singe son vain fracas,
Porte sans bruit ton gibier bas.
Qu'en chasse nul cri, chant ou signe
Puisse t'écarter d'une ligne.
(Brumes de l'aube, couchants clairs,
Servez-le bien, Gardiens des Cerfs!)
Par l'Eau, le Bois, l'Arbre et le Vent
Faveur de Jungle va devant!

LES TROIS

Par ton nouveau sentier, le leur,
Vers le seuil de notre terreur,
Où flambera la Rouge Fleur;
Dans les nuits où tu rêveras,
Épiant le bruit de nos pas,
Nous, tes amis, restés là-bas;
Les matins de triste réveil
Aux labeurs d'un nouveau soleil,
Coeur en deuil de matins pareils —
Par l'Eau, le Bois, l'Arbre et le Vent
Faveur de Jungle va devant!

FIN

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Mis à jour / révisé le 23-02-2009
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