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 Scoutisme de Baden-Powell 

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« Au tigre, au tigre! »

Reviens-tu content, chasseur fier?

Frère, à l'affût j'eus froid hier.

C'est ton gibier que j'aperçois?

Frère, il broute encore sous bois.

Où donc ta force et ton orgueil?

Frère, ils ont fui mon coeur en deuil.

Si vite pourquoi donc courir?

Frère, à mon trou je vais mourir.

______

Quand Mowgli quitta la caverne du loup, après sa querelle avec le Clan au Rocher du Conseil, il descendit aux terres cultivées où habitaient les villageois, mais il ne voulut pas s'y arrêter : la Jungle était trop proche, et il savait qu'il s'était fait au moins un ennemi dangereux au Conseil. Il continua sa course par le chemin raboteux qui descendait la vallée; il le suivit au grand trot, d'une seule traite, fit environ vingt milles et parvint à une contrée qu'il ne connaissait pas. La vallée s'ouvrait sur une vaste plaine parsemée de rochers et coupée de ravins. À un bout se tassait un petit village et à l'autre la Jungle touffue s'abaissait rapidement vers les pâturages et s'y arrêtait net, comme si on l'eût tranchée d'un coup de bêche. Partout dans la plaine paissaient les boeufs et les buffles, et, quand les petits garçons chargés de la garde des troupeaux aperçurent Mowgli, ils poussèrent des cris et s'enfuirent, et les chiens parias jaunes, qui errent toujours autour d'un village hindou, se mirent à aboyer. Mowgli avança, car il se sentait grand faim, et, en arrivant à l'entrée du village, il vit le gros buisson épineux que chaque jour, au crépuscule, l'on tirait devant, poussé sur l'un des côtés.

Il s'assit près de la barrière et, au premier homme qui sortit, il se leva, ouvrit la bouche et en désigna du doigt le fond pour indiquer qu'il avait besoin de nourriture. L'homme écarquilla les yeux et remonta en courant l'unique rue du village, appelant le prêtre, gros Hindou vêtu de blanc avec une marque rouge et jaune sur le front. Le prêtre vint à la barrière et, avec lui, plus de cent personnes écarquillant aussi les yeux, pariant, criant et se montrant Mowgli du doigt.

Il rejeta en arrière ses longs cheveux et fronça le sourcil en regardant la foule.

En jouant avec lui, les petits loups avaient souvent mordu Mowgli plus fort qu'ils ne voulaient et il portait aux jambes et aux bras nombre de balafres blanches. Mais il eût été la dernière personne du monde à nommer cela des morsures, car il savait, lui, ce que mordre veut dire.

Et elle étendit la main au-dessus de ses yeux pour regarder attentivement Mowgli.

Le prêtre était un habile homme et savait Messua la femme du plus riche habitant de l'endroit. Il leva les yeux au ciel pendant une minute et dit solennellement :

La foule se dispersa en même temps que la femme faisait signe à Mowgli de venir jusqu'à sa hutte, où il y avait un lit laqué de rouge, un large récipient à grains, en terre cuite, orné de curieux dessins en relief, une demi-douzaine de casseroles en cuivre, l'image d'un dieu hindou dans une petite niche, et, sur le mur, un vrai miroir, tel qu'il s'en trouve pour huit sous dans les foires de campagne.

Elle lui donna un grand verre de lait et du pain, puis elle lui pesa la main sur la tête et le regarda au fond des yeux... Elle pensait que peut-être c'était son fils, son fils revenu de la Jungle où le tigre l'avait emporté. Aussi lui dit-elle :

Mowgli ne parut pas connaître ce nom.

Elle toucha ses pieds, ils étaient presque aussi durs que de la corne.

Mowgli éprouvait un malaise parce qu'il n'avait jamais de sa vie été sous un toit; mais, en regardant le chaume, il s'aperçut qu'il pourrait l'arracher toutes les fois qu'il voudrait s'en aller; et, d'ailleurs, la fenêtre ne fermait pas.

Puis il se dit : « À quoi bon être homme, si on ne comprend pas le langage de l'homme? À cette heure, je me trouve aussi niais et aussi muet que le serait un homme avec nous dans la Jungle. Il faut que je parle leur langue. »

Ce n'était pas seulement par jeu qu'il avait appris, pendant qu'il vivait avec les loups, à imiter l'appel du daim dans la Jungle et le grognement du marcassin. De même, dès que Messua prononçait un mot, Mowgli l'imitait à peu près parfaitement et, avant la nuit, il avait appris le nom de bien des choses dans la hutte.

Une difficulté se présenta à l'heure du coucher, parce que Mowgli ne voulait pas dormir emprisonné par rien qui ressemblât à une trappe à panthères autant que cette hutte, et, lorsqu'on ferma la porte, il sortit par la fenêtre.

Mowgli alla s'étendre sur l'herbe longue et lustrée qui bordait le champ; mais il n'avait pas fermé les yeux qu'un museau gris et soyeux se fourrait sous son menton.

Pendant les trois mois qui suivirent cette nuit, Mowgli ne passa guère la barrière du village, tant il besognait à apprendre les us et coutumes des hommes. D'abord il eut à porter un pagne autour des reins, ce qui l'ennuya horriblement; ensuite, il lui fallut apprendre ce que c'était que l'argent, à quoi il ne comprenait rien du tout, et le labourage, dont il ne voyait pas l'utilité. Puis, les petits enfants du village le mettaient en colère. Heureusement, la Loi de la Jungle lui avait appris à ne pas se fâcher, car, dans la Jungle, la vie et la nourriture dépendent du sang-froid; mais, quand ils se moquaient de lui parce qu'il refusait de jouer à leurs jeux, comme de lancer un cerf-volant, ou parce qu'il prononçait un mot de travers, il avait besoin de se rappeler qu'il est indigne d'un chasseur de tuer des petits tout nus, pour s'empêcher de les prendre et de les casser en deux. Il ne se rendait pas compte de sa force le moins du monde. Dans la jungle, il se savait faible en comparaison des bêtes; mais, dans le village, les gens disaient qu'il était fort comme un taureau.

Il ne se faisait assurément aucune idée de ce que peut être la crainte : le jour où le prêtre du village lui déclara que, s'il volait ses mangues, le dieu du temple serait en colère, il alla prendre l'image, l'apporta au prêtre dans sa maison, et lui demanda de mettre le dieu en colère, parce qu'il aurait plaisir à se battre avec. Ce fut un scandale affreux, mais le prêtre l'étouffa, et le mari de Messua paya beaucoup de bon argent pour apaiser le dieu.

Mowgli n'avait pas non plus le moindre sentiment de la différence qu'établit la caste entre un homme et un autre homme. Quand l'âne du potier glissait dans l'argilière, Mowgli le hissait dehors par la queue; et il aidait à empiler les pots lorsqu'ils partaient pour le marché de Khanhiwara. Geste on ne peut plus choquant, attendu que le potier est de basse caste, et son âne pis encore. Si le prêtre le réprimandait, Mowgli le menaçait de le camper aussi sur l'âne, et le prêtre conseilla au mari de Messua de mettre l'enfant au travail aussitôt que possible; en conséquence, le chef du village prescrivit à Mowgli d'avoir à sortir avec les buffles le jour suivant et de les garder pendant qu'ils seraient à paître.

Rien ne pouvait plaire davantage à Mowgli; et le soir même, puisqu'il était chargé d'un service public, il se dirigea vers le cercle de gens qui se réunissaient quotidiennement sur une plate-forme en maçonnerie, à l'ombre d'un grand figuier. C'était le club du village, et le chef, le veilleur et le barbier, qui savaient tous les potins de l'endroit, et le vieux Buldeo, le chasseur du village, qui possédait un mousquet, s'assemblaient et fumaient là. Les singes bavardaient, perchés sur les branches supérieures, et il y avait sous la plate-forme un trou, demeure d'un cobra, auquel on servait une petite jatte de lait tous les soirs, parce qu'il était sacré; et les vieillards, assis autour de l'arbre, causaient et aspiraient leurs gros houkas très avant dans la nuit. Ils racontaient d'étonnantes histoires de dieux, d'hommes et de fantômes; et Buldeo en rapportait de plus étonnantes encore sur les habitudes des bêtes dans la Jungle, jusqu'à faire sortir les yeux de la tête aux enfants, assis en dehors du cercle. La plupart des histoires concernaient des animaux car, pour ces villageois, la Jungle était toujours à leur porte. Le daim et le sanglier fouillaient leurs récoltes et de temps à autre le tigre enlevait un homme, au crépuscule, en vue des portes du village.

Mowgli, qui, naturellement, connaissait un peu les choses dont ils parlaient, avait besoin de se cacher la figure pour qu'on ne le vît pas rire, tandis que Buldeo, son mousquet en travers des genoux, passait d'une histoire merveilleuse à une autre plus merveilleuse encore; et les épaules de Mowgli en sautaient de gaieté.

Buldeo expliquait maintenant comment le tigre qui avait enlevé le fils de Messua était un tigre fantôme, habité par l'âme d'un vieux coquin d'usurier mort quelques années auparavant.

La surprise laissa Buldeo sans parole pendant un moment, et le chef du village ouvrit de grands yeux.

Mowgli se leva pour partir.

Selon la coutume de la plupart des villages hindous, quelques jeunes pâtres emmenaient le bétail et les buffles de bonne heure, le matin, et les ramenaient à la nuit tombante; et les mêmes bestiaux qui fouleraient à mort un homme blanc se laissent battre, bousculer et ahurir par des enfants dont la tête arrive à peine à la hauteur de leur museau. Tant que les enfants restent avec les troupeaux, ils sont en sûreté, car le tigre lui-même n'ose charger le bétail en nombre; mais, s'ils s'écartent pour cueillir des fleurs ou courir après les lézards, il leur arrive d'être enlevés. Mowgli descendit la rue du village au point du jour, assis sur le dos de Rama, le grand taureau du troupeau; et les buffles bleu ardoise, avec leurs longues cornes traînantes et leurs yeux hagards, se levèrent de leurs étables, un par un, et le suivirent; et Mowgli, aux enfants qui l'accompagnaient, fit voir très clairement qu'il était le maître. Il frappa les buffles avec un long bambou poli, et dit à Kamya, un des garçons, de laisser paître le bétail tandis qu'il allait en avant avec les buffles et de prendre bien garde à ne pas s'éloigner du troupeau.

Un pâturage indien est tout en rochers, en mottes, en trous et en petits ravins, parmi lesquels les troupeaux se dispersent et disparaissent. Les buffles aiment généralement les mares et les endroits vaseux, où ils se vautrent et se chauffent, dans la boue chaude, durant des heures. Mowgli les conduisit jusqu'à la lisière de la plaine, où la Waingunga sortait de la Jungle; là, il se laissa glisser du dos de Rama, et s'en alla trottant vers un bouquet de bambous où il trouva Frère Gris.

Puis Mowgli choisit une place à l'ombre, se coucha et dormit pendant que les buffles paissaient autour de lui. La garde des troupeaux, dans l'Inde, est un des métiers les plus paresseux du monde. Le bétail change de place et broute, puis se couche et change de place encore, sans mugir presque jamais. Il grogne seulement. Quant aux buffles, ils disent rarement quelque chose, mais entrent l'un après l'autre dans les mares bourbeuses, s'enfoncent dans la boue jusqu'à ce que leurs mufles et leurs grands yeux bleu faïence se montrent seuls à la surface, et là, ils restent immobiles, comme des blocs. Le soleil fait vibrer les rochers dans la chaleur de l'atmosphère et les petits bergers entendent un vautour — jamais plus — siffler presque hors de vue au-dessus de leur tête; et ils savent que s'ils mouraient, ou si une vache mourait, ce vautour descendrait en fauchant l'air, que le plus proche vautour, à des milles plus loin, le verrait choir et suivrait, et ainsi de suite, de proche en proche, et qu'avant même qu'ils fussent morts, il y aurait là une vingtaine de vautours affamés venus de nulle part.

Tantôt ils dorment, veillent, se rendorment; ils tressent de petits paniers d'herbe sèche et y mettent des sauterelles, ou attrapent deux mantes religieuses pour les faire lutter; ils enfilent en colliers des noix de jungle rouges et noires, guettent le lézard qui se chauffe sur la roche ou le serpent à la poursuite d'une grenouille près des fondrières. Tantôt ils chantent de longues, longues chansons avec de bizarres trilles indigènes à la chute des phrases, et le jour leur semble plus long qu'à la plupart des hommes la vie entière; parfois ils élèvent un château de boue avec des figurines d'hommes, de chevaux, de buffles, modelées en boue également, et placent des roseaux dans la main des hommes, et prétendent que ce sont des rois avec leurs armées ou les dieux qu'il faut adorer. Puis le soir vient, les enfants rassemblent les bêtes en criant, les buffles s'arrachent de la boue gluante avec un bruit semblable à des coups de fusil partant l'un après l'autre, et tous prennent la file à travers la plaine grise pour retourner vers les lumières qui scintillent là-bas au village.

Chaque jour, Mowgli conduisait les buffles à leurs marécages et chaque jour il voyait le dos de Frère Gris à un mille et demi dans la plaine — il savait ainsi que Shere Khan n'était pas de retour — et chaque jour il se couchait sur l'herbe, écoutant les rumeurs qui s'élevaient autour de lui et rêvant aux anciens jours de la Jungle. Shere Khan aurait fait un faux pas de sa patte boiteuse, là-haut dans les fourrés, au bord de la Waingunga, que Mowgli l'eût entendu par ces longs matins silencieux.

Un jour enfin, il ne vit pas Frère Gris au poste convenu. Il rit et dirigea ses buffles vers le ravin proche de l'arbre dhâk, que couvraient tout entier des fleurs d'un rouge doré. Là se tenait Frère Gris, chaque poil du dos hérissé.

Mowgli fronça les sourcils :

Car la réponse, pour lui, signifiait vie ou mort.

Mowgli se tenait pensif, un doigt dans la bouche :

Frère Gris s'éloigna au trot et se laissa tomber dans un trou. Alors, de ce trou, se leva une énorme tête grise que Mowgli reconnut bien, et l'air chaud se remplit du cri le plus désolé de la Jungle..., le hurlement de chasse d'un loup en plein midi.

Les deux loups traversèrent en courant, de-ci, de-là, comme à la chaîne des dames, le troupeau qui s'ébroua, leva la tête et se sépara en deux masses.

D'un côté, les vaches, serrées autour de leurs veaux, qui se pressaient au centre, lançaient des regards furieux et piaffaient, prêtes, si l'un des loups s'était arrêté un moment, à le charger et à l'écraser sous leurs sabots. De l'autre, les taureaux adultes et les jeunes s'ébrouaient aussi et frappaient du pied, mais, bien qu'ils parussent plus imposants, ils étaient beaucoup moins dangereux, car ils n'avaient pas de veaux à défendre. Six hommes n'auraient pu partager le troupeau si nettement.

Mowgli se hissa sur le dos de Rama :

Les taureaux décampèrent aux aboiements d'Akela, et Frère Gris s'arrêta en face des vaches. Elles foncèrent sur lui, et il fuit devant elles jusqu'au débouché du ravin, tandis qu'Akela chassait les taureaux loin sur la gauche.

Les taureaux furent rabattus sur la droite; cette fois-ci, et se jetèrent dans le fourré qu'ils enfoncèrent avec fracas. Les autres petits bergers, qui regardaient, en compagnie de leurs troupeaux, à un demi-mille plus loin, se précipitèrent vers le village aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter en criant que les buffles étaient devenus fous et s'étaient enfuis. Mais le plan de Mowgli était simple. Il voulait décrire un grand cercle en remontant, atteindre la tête du ravin, puis le faire descendre aux taureaux et prendre Shere Khan entre eux et les vaches. Il savait qu'après manger et boire le tigre ne serait pas en état de combattre ou de grimper aux flancs du ravin. Maintenant, il calmait de la voix ses buffles et Akela, resté loin en arrière, se contentait de japper de temps en temps pour presser l'arrière-garde. Cela faisait un vaste, très vaste cercle : ils ne tenaient pas à serrer le ravin de trop près pour donner déjà l'éveil à Shere Khan. À la fin, Mowgli parvint à rassembler le troupeau affolé à l'entrée du ravin, sur une pente gazonnée qui dévalait rapidement vers le ravin lui-même. De cette hauteur, on pouvait voir par-dessus les cimes des arbres jusqu'à la plaine qui s'étendait en bas; mais, ce que Mowgli regardait, c'étaient les flancs du ravin. Il put constater avec une vive satisfaction qu'ils montaient presque à pic et que les vignes et les lianes qui en tapissaient les parois ne donneraient pas prise à un tigre s'il voulait s'échapper par là.

Il mit ses mains en porte-voix, héla dans la direction du ravin — c'était tout comme héler dans un tunnel — et les échos bondirent de rocher en rocher.

Au bout d'un long intervalle répondit le miaulement traînant et endormi du tigre repu qui s'éveille.

Et un magnifique paon s'éleva du ravin, battant des ailes et criant.

Le troupeau hésita un moment au bord de la pente, mais Akela, donnant de la voix, lança son plein hurlement de chasse et les buffles se ruèrent les uns derrière les autres exactement comme des steamers dans un rapide, le sable et les pierres volant autour d'eux. Une fois partis, il n'y avait plus moyen de les arrêter, et, avant qu'ils fussent en plein dans le lit du ravin. Rama éventa Shere Khan et mugit.

Et le torrent de cornes noires, de mufles écumants, d'yeux fixes, tourbillonna dans le ravin, absolument comme roulent des rochers en temps d'inondation, les buffles plus faibles rejetés vers les flancs du ravin qu'ils frôlaient en écorchant la brousse. Ils savaient maintenant quelle besogne les attendait en avant — la terrible charge des buffles à laquelle nul tigre ne peut espérer de résister. Shere Khan entendit le tonnerre de leurs sabots, se leva et rampa lourdement vers le bas du ravin, cherchant de tous côtés un moyen de s'enfuir; mais les parois étaient à pic, il lui fallait rester là, lourd de son repas et de l'eau qu'il avait bue, prêt à tout plutôt qu'à livrer bataille. Le troupeau plongea dans la mare qu'il venait de quitter, en faisant retentir l'étroit vallon de ses mugissements. Mowgli entendit des mugissements répondre à l'autre bout du ravin, il vit Shere Khan se retourner (le tigre savait que, dans ce cas désespéré, mieux valait encore faire tête aux buffles qu'aux vaches avec leurs veaux); et alors. Rama broncha, faillit tomber, continua sa route en piétinant quelque chose de flasque, puis, les autres taureaux à sa suite, pénétra dans le second troupeau à grand bruit, tandis que les buffles plus faibles étaient soulevés des quatre pieds au-dessus du sol par le choc de la rencontre. La charge entraîna dans la plaine les deux troupeaux renâclant, donnant de la corne et frappant du sabot. Mowgli attendit le bon moment pour se laisser glisser du dos de Rama, et cogna de droite et de gauche autour de lui avec son bâton.

Akela et Frère Gris coururent de côté et d'autre en mordillant les buffles aux jambes, et, bien que le troupeau fît d'abord volte-face pour charger de nouveau en remontant la gorge, Mowgli réussit à faire tourner Rama, et les autres le suivirent aux marécages. Il n'y avait plus besoin de trépigner Shere Khan. Il était mort, et les vautours arrivaient déjà.

Un enfant élevé parmi les .hommes n'aurait jamais rêvé d'écorcher seul un tigre de dix pieds, mais Mowgli savait mieux que personne comment tient une peau de bête, et comment elle s'enlève. Toutefois, c'était un rude travail, et Mowgli tailla, tira, peina pendant une heure, tandis que les loups le contemplaient et l'aidaient à tirer quand il l'ordonnait. Tout à coup, une main tomba sur son épaule; et, levant les yeux, il vit Buldeo avec son mousquet. Les enfants avaient raconté dans le village la charge des buffles, et Buldeo était sorti fort en colère, très pressé de corriger Mowgli pour n'avoir pas pris soin du troupeau. Les loups s'éclipsèrent dès qu'ils virent l'homme venir.

Il fouilla dans son pagne, en tira une pierre à fusil et un briquet, et se baissa pour brûler les moustaches de Shere Khan. La plupart des chasseurs indigènes ont coutume de brûler les moustaches du tigre pour empêcher son fantôme de les hanter.

Buldeo, encore penché sur la tête de Shere Khan, se trouva soudain aplati dans l'herbe, un loup gris sur les reins, tandis que Mowgli continuait à écorcher, comme s'il n'y avait eu que lui dans toute l'Inde.

Pour rendre justice à Buldeo, s'il avait eu dix ans de moins et qu'il eût rencontré Akela dans les bois, il aurait couru la chance d'une bataille; mais un loup qui obéissait aux ordres d'un enfant, d'un enfant qui lui-même avait dés difficultés personnelles avec des tigres mangeurs d'hommes, n'était pas un animal ordinaire. C'était de la sorcellerie, de la magie, et de la pire espèce, pensait Buldeo; et il se demandait si l'amulette qu'il avait au cou suffirait à le protéger. Il restait là sans bouger d'une ligne, s'attendant, chaque minute, à voir Mowgli lui-même se changer en tigre.

Buldeo s'en alla clopin-clopant vers le village, aussi vite qu'il pouvait, regardant par-dessus son épaule pour le cas où Mowgli se serait métamorphosé en quelque chose de terrible. À peine arrivé, il raconta une histoire de magie, d'enchantement et de sortilège, qui fit faire au prêtre une mine très grave.

Mowgli continua sa besogne, mais le jour tombait que les loups et lui n'avaient pas séparé complètement du corps la grande et rutilante fourrure.

Le troupeau rallié s'ébranla dans le brouillard du crépuscule. En approchant du village, Mowgli vit des lumières, il entendit souffler et sonner les conques et les cloches. La moitié du village semblait l'attendre à la barrière.

Mais une grêle de pierres siffla à ses oreilles, et les villageois crièrent :

Le vieux mousquet partit avec un grand bruit et un jeune buffle poussa un gémissement de douleur.

Une femme — c'était Messua — courut vers le troupeau et pleura :

Mowgli se mit à rire, d'un vilain petit rire sec, une pierre venait de l'atteindre à la bouche :

Les buffles n'avaient pas besoin d'être pressés pour regagner le village. Au premier hurlement d'Akela, ils chargèrent comme une trombe à travers la barrière, dispersant la foule de droite et de gauche.

Il fit demi-tour, et s'en fut en compagnie du Loup solitaire; et, comme il regardait les étoiles, il se sentit heureux.

Quand la lune se leva, inondant la plaine de sa clarté laiteuse, les villageois, terrifiés, virent passer au loin Mowgli, avec deux loups sur les talons et un fardeau sur la tête, à ce trot soutenu des loups qui dévorent les longs milles comme du feu. Alors, ils sonnèrent les cloches du temple et soufflèrent dans les conques de plus belle; et Messua pleura, et Buldeo broda l'histoire de son aventure dans la Jungle, finissant par raconter que le loup se tenait debout sur ses jambes de derrière et parlait comme un homme.

La lune allait se coucher quand Mowgli et les deux loups arrivèrent à la colline du Conseil; ils firent halte à la caverne de Mère Louve.

Mère Louve sortit d'un pas raide, ses petits derrière elle, et ses yeux s'allumèrent lorsqu'elle aperçut la peau.

Et Bagheera vint en courant jusqu'aux pieds nus de Mowgli. Ils escaladèrent ensemble le Rocher du Conseil. Mowgli étendit la peau sur la pierre plate où Akela avait coutume de s'asseoir, et la fixa au moyen de quatre éclats de bambou; puis Akela se coucha dessus, et lança le vieil appel au Conseil :

« Regardez, regardez bien, ô loups! » exactement comme il l'avait lancé quand Mowgli fut apporté là pour la première fois.

Depuis la déposition d'Akela, le Clan était resté sans chef, menant chasse et bataille à son gré. Mais tous, par habitude, répondirent à l'appel : et quelques-uns boitaient pour être tombés dans des pièges, et d'autres traînaient une patte fracassée par un coup de feu, d'autres encore étaient galeux pour avoir mangé des nourritures immondes, et beaucoup manquaient. Mais ceux qui restaient vinrent au Rocher du Conseil, et là, ils virent la peau zébrée de Shere Khan étendue sur la pierre, et les énormes griffes qui pendaient au bout des pattes vidées.

Et les loups aboyèrent : Oui. Et l'un d'eux, tout déchiré de blessures, hurla :

Mowgli s'en alla et, dès ce jour, il chassa dans la jungle avec les quatre petits. Mais il ne fut pas toujours seul, car, au bout de quelques années, il devint homme et se maria.

Mais c'est là une histoire pour les grandes personnes.

______

LA CHANSON DE MOWGLI

Telle qu'il la chanta au Rocher du Conseil lorsqu'il dansa sur la peau de Shere Khan.

C'est la chanson de Mowgli. — Moi, Mowgli, je chante. Que la Jungle écoute quelles choses j'ai faites :

Shere Khan dit qu'il tuerait — qu'il tuerait! Que près des portes, au crépuscule, il tuerait Mowgli la Grenouille!

Il mangea, il but. Bois bien, Shere Khan, quand boiras-tu encore? Dors et rêve à ta proie.

Je suis seul dans les pâturages. Viens, Frère Gris! Et toi. Solitaire, viens, nous chassons la grosse bête ce soir.

Rassemblez les grands taureaux buffles, les taureaux à la peau bleue, aux yeux furieux. Menez-les ça et là selon que je l'ordonne.

Dors-tu encore, Shere Khan? Debout, oh! debout. Voici que je viens et les taureaux derrière moi!

Rama, le roi des buffles, frappa du pied. Eaux de la Waingunga, où Shere Khan s'en est-il allé?

Il n'est point Sahi pour creuser des trous, ni Mor le Paon pour voler. Il n'est point Mang, la Chauve-Souris, pour se suspendre aux branches. Petits bambous qui craquez, dites où il a fui!

Ow! il est là. Ahoo! il est là. Sous les pieds de Rama gît le boiteux. Lève-toi, Shere Khan. Lève-toi et tue! Voici du gibier; brise le cou des taureaux!

Chut! il dort. Nous ne l'éveillerons pas, car sa force est très grande. Les vautours sont descendus pour la voir. Les fourmis noires sont montées pour la connaître. Il se tient grande assemblée en son honneur.

Alala! Je n'ai rien pour me vêtir. Les vautours verront que je suis nu. J'ai honte devant tous ces gens.

Prête-moi ta robe, Shere Khan. Prête-moi ta gaie robe rayée, que je puisse aller au Rocher du Conseil.

Par le taureau qui m'a payé, j'avais fait une promesse — une petite promesse. Il ne manque que ta robe pour que je tienne parole.

Couteau en main — le couteau dont se servent les hommes — avec le couteau du chasseur je me baisserai pour prendre mon dû.

Eaux de la Waingunga, soyez témoin que Shere Khan me donne sa robe, car il m'aime. Tire, Frère Gris! Tire, Akela! Lourde est la peau de Shere Khan.

Le Clan des Hommes est irrité. Ils jettent des pierres et parlent comme des enfants. Ma bouche saigne. Laissez-moi partir.

À travers la nuit, la chaude nuit, courez vite avec moi, mes frères. Nous quitterons les lumières du village, nous irons vers la lune basse.

Eaux de la Waingunga, le Clan des Hommes m'a chassé. Je ne leur ai point fait de mal, mais ils avaient peur de moi. Pourquoi?

Clan des Loups, vous m'avez chassé aussi. La Jungle m'est fermée, les portes du village aussi. Pourquoi?

De même que Mang vole entre les bêtes et les oiseaux, de même je vole entre le village et la Jungle. Pourquoi?

Je danse sur la peau de Shere Khan, mais mon coeur est très lourd. Les pierres du village ont frappé ma bouche et l'ont meurtrie. Mais mon coeur est très léger, car je suis revenu à la Jungle. Pourquoi?

Ces deux choses se combattent en moi comme les serpents luttent au printemps. L'eau tombe de mes yeux et, pourtant, je ris. Pourquoi?

Je suis deux Mowglis, mais la peau de Shere Khan est sous mes pieds. Toute la Jungle sait que j'ai tué Shere Khan. Regardez, regardez bien, ô Loups!

Ahae! Mon coeur est lourd de choses que je ne comprends pas.

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Mis à jour / révisé le 23-02-2009
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